samedi 16 janvier 2010

Une petite faim

Il est partout sur sa route. A chaque action, chaque tournant, Elle sent sa présence. Il porte un D majuscule mais ne relève pas d'un jeu de hasard. Malgré cet omniprésence, Elle n'arrive pas à déterminer comment le rejoindre dans sa vie.

Un peu comme si Elle voulait vraiment tester les plats d'un bon livre de recettes mais se retrouve coi devant les quelques deux milles recettes présentées dans l'édition. Elle goûte régulièrement des mets qu'on lui apporte. Quand Elle ne va pas les chercher. Pourtant il ne reste pas assez longtemps en bouche pour qu'Elle se souvienne des ingrédients-clefs.

Son palet en redemande mais Elle n'ose pas se lancer, de peur de le décourager ou de l'écoeurer avec un mauvais casting. Elle pourrait ouvrir une page au hasard. Plusieurs chefs lui ont d'ailleurs conseillé de commencer par là. Elle a feuilleté le Bouquin, s'est arrêtée sur un mot. Elle a sorti les éléments, s'est laissé imprégner de leur fumet, a récolté quelques saveurs. Profondes, sincères. Brèves, éphémères aussi. N'ayant pas les casseroles et astuces pour réaliser complètement le plat, elle se sent impuissante.

Alors Elle continue à visiter les cuisines des autres. A emmagasiner les techniques de cuisson. Sans arriver à s'engager à prendre une poêle à la main. Eternelle insatisfaite, éternellement en quête. Et si c'était sa place dans la cuisine de la foi ? lui avait-on suggéré. N'empêche, Elle a un peu la dalle parfois.

(Photo : ZakVTA via Flickr)

jeudi 14 janvier 2010

Là où les singes se cachent pour mourir

Elle retrouve son amie Yolande assise dans l'arbre. Des bosquets, un champ de pâquerettes, des marronniers et des châtaigniers les entourent. Elle s'installe sur une des branches parallèle au sol. Silencieuses. Le vent fait bouger la balançoire derrière elles. Quelques minutes plus tôt, un coup de fil affolé les a fait se réunir. Yolande commence.

"elle a avorté. elle a lâché ça un peu solennellement. C'était avant moi. Alors qu'elle avait à peu près mon âge". Elle tend une cigarette à Yolande. Elle s'accroche à une ramure du curieux arbre dans lequel elles jouaient à être une famille de singes quand elles étaient plus petites. Elles inhalent la fumée d'une grande bouffée, comme pour reprendre leur souffle. Yolande enchaîne.

"C'était quelques mois après la légalisation. Ses parents ne voulaient pas. elle l'a fait quand même. elle n'avait pas le choix. Etudes, couple pas stable, pas prête tout simplement. elle était pourtant croyante. elle l'est toujours d'ailleurs... elle en a beaucoup souffert." Un écureuil fixe avec curiosité les deux adolescentes aux joues mouillées, perchées. Le soleil fait danser les couleurs sur son pelage. Elle ne sait pas comment formuler ses pensées. Yolande continue.

"elle a essayé de rester avec son copain du moment. elle le voyait encore comme le bon. elle n'a pas tenu. elle a rencontré mon père. La vie ne s'est pas arrêtée." Elles se regardent quelques minutes sans parler. Yolande pose une main sur son ventre. Pas besoin de mot. Yolande imagine sentir un pouls. Entrevoit ne plus rien sentir du tout. Essuie ses larmes avec sa paume d'un geste lent. Elle aimerait dire quelque chose. Balbutie une suite de syllabes. Sans cohérence. Sans importance. Yolande ouvre la bouche.

"elle a un peu construit sa vie avec lui. Comme si ce bébé n'était jamais vraiment sorti. Présent dans l'absence. Tu crois qu'il existe un peu à travers le souvenir qu'elle garde en elle ? " Première question. Elle place une deuxième clope entre ses lèvres pour masquer son silence. Elle se tourne vers son amie et l'invite à poursuite en hochant la tête. Yolande s'attarde sur le paysage.

"Puis elle s'est marié. Et je suis arrivée. elle a dit que c'était le plus beau jour de sa vie. Et tout ceux qui ont suivi aussi." Elle sait le lien fort qui unissent Yolande et sa mère. Une vraie complicité. Dans la joie comme dans la douleur. Elle n'a jamais douté de l'amour profond les unissant. Yolande non plus.

"Si elle ne l'avait pas fait, je ne serai pas là." Elles n'ont jamais vraiment parler de l'interruption de grossesse. Toutes deux ont toujours tout fait pour ne jamais avoir à faire face à cette question. Elles sont pour le choix. Celui de chaque femme à agir en son âme et conscience. Ce qui inclut aussi celui de porter l'enfant à terme et de construire autour de lui une nouvelle réalité. De grandes questions métaphysiques traversent l'esprit des deux jeunes filles.

"A quoi tient ma présence sur terre ?" lâche Yolande. Avant de partir dans un énorme fou rire. Prise au dépourvu, Elle a regardé son amie avec des yeux ronds, une expression improbable sur le visage. Yolande en manque de se casser la figure, Elle la rattrape aux derniers moments en souriant bêtement.

"On peut peut-être partir de l'idée que ce n'est pas grave si on ne trouve pas de réponse tout de suite à celle-là ?" glisse Yolande entre deux éclats de rire libérateur. Elle affiche une mine soulagée. Tant qu'elles peuvent en rire, Elle se fait moins de souci. Yolande se lève.

"On ne les a pourtant pas éduqués comme cela nos parents, hein ?"

mardi 12 janvier 2010

Trip down memory lane

En écoutant les vieux disques de sa mère, Elle regarde la crèche qui scintille. Plus d'une trentaine de santons, dont le fameux "coup de vent". Posée sur le meuble qui trônait dans la maison de Sa grand-mère. Aux murs, les reproductions d'impressionnistes, réalisées aux plus belles heures de la carrière de peintre de Son grand-père.

Les vieux disques de Son enfance tournent en boucle. Moustaki, Patricia Kaas, Charles Dumont, Gianada et bien sûr, Patrick. Portée par la mélodie, Elle ferme les yeux. Les tons de la pièce change de couleur, passant de l'oranger à la tendance blanchâtre teintée de bleue de Ses premières années. Le mobilier se met à bouger. Disparaît. Laisse place à Ses souvenirs. Le gros canapé noir dans lequel Elle s'enfonçait, comme si Elle pouvait s'évanouir hors de portée. Le tapis assorti un peu rugueux à la mode des années 1970 avec ses motifs psychédéliques, traits blancs et figures géométriques qui partaient dans tous les sens et qu'Elle pouvait fixer des heures durant. La grosse télé grise qui lui paraîtrait tellement antique aujourd'hui, sans télécommande et aux boutons abîmés. La table du salon qui Lui semblait ne jamais finir et ne jamais être à la bonne taille. Sa collection d'une vingtaine de cassettes vidéo qui entraient laborieusement dans le lecteur dernier cri.

L'espace d'une seconde, Elle se revoit. Elle lit, lovée dans le fauteuil rembourré aux accoudoirs immenses qu'Elle a poussé contre le mur pour pouvoir mettre ses pieds sur le radiateur tout en ayant ramené le long rideau de dentelle autour d'Elle. Une cabane pour quitter la Terre et s'envoler vers d'autres contrées. Elle range avec précaution un énième dessin dans le meuble mural qui regorge de trésors. Quatre tiroirs pour Ses productions artistiques de gamines, deux pour les crayons et feutres, deux placards avec la vaisselle des beaux jours, plusieurs étagères bondées de BDs et livres, les verres derrière une vitrine, un bocal avec deux poissons rouges.

En ouvrant les yeux, Elle réalise que peu d'objets ont résisté aux intempéries de la vie : aux naissances qui amenaient leur lot de cadeaux ; au divorce qui a emmené des bouts de la pièce ; à la souffrance des souvenirs ; aux joies des instants de complicité ; aux voyages qui ont enrichi la déco. Il reste la crèche - intemporelle - le lecteur de cassettes - vestige - et le radiateur - fidèle au poste. Et les images dans Sa tête.