dimanche 23 mai 2010

Pour que traces de toi il reste, indélébiles

Ecris en écoutant Quand on n'a que l'amour, de Jacques Brel

J'avais prévu un beau hiatus, un énorme cri de révolte à coup de "Tu fais chier Dieu" et autres invectives que j'aime à Lui envoyer quand la réalité ne me plaît pas. Et puis, la vague de rébellion n'est pas venue. Les larmes sont montées, mais seulement la joie des instants passés m'a submergée. J'avais prévu une plume bien trempée, un dialogue enflammé à coup de "Tu fais chier Dieu" et autres plaintes sourdes que je Lui adresse quand ses choix me déplaisent. Et puis, les soubresauts de mon corps n'ont pas eu ce goût amer de défaite. Les spasmes n'ont pas cessé, mais mon coeur a sursauté devant les souvenirs qui m'ont envahie.
Doucement, une odeur de bonbons cachés dans un placard en bois m'a pris le nez. Naturellement, un rayon de soleil venu du sud qui perce sur une terrasse marseillaise m'a caressé le visage. Simplement, son sourire est apparu et son histoire s'est formée au bout de mes doigts. Je n'ai pas besoin de lui dire au revoir, il n'est pas parti bien loin. Je n'ai pas besoin de lui crier mes regrets, je n'en ai pas. Je n'ai pas besoin de chercher de fil rouge à ce portrait incomplet, il coule dans mes veines.


Je ne sais pas si je te connaissais si bien que cela. Je serai bien incapable de faire ta biographie en dix dates et trois moments clefs. Le tableau que je peux peindre de toi commence par de grandes mains aux avant-bras noueux. Ils se sont formés dans les champs d'Avignon, à ramasser les patates, retourner la terre, et tenir fermement les rênes d'un cheval pour rendre visite à la demoiselle du village voisin qui a partagé un demi-siècle avec toi. Tes doigts gardaient les traces de la corne, venue quand tu posais des rails de chemin de fer. Une de tes sept petites-filles sur les genoux, tu passais rapidement sur cette période mais t'attardais longuement sur les Beaux-Arts. Dans l'ancien palais des papes, je te devinais, restant tard, un crayon à la main, les cheveux n'ayant pas encore virés au blanc argenté. La réussite par le travail. Le leitmotiv de notre famille. "Sois attentive à l'école, sinon tu finiras à l'usine de pâtes".
Dans ton atelier, tu nous donnais quartier libre. C'était ton univers que nous découvrions : les pinceaux aux milles formes, la palette de couleurs infinies, les feuilles gribouillées qui volaient dans tous les sens, les paysages du Brésil, des Antilles et autres coins du monde où tu étais allé dessiner des voies de train. Sur les murs, Van Gogh nous faisait un clin d'oeil, les fleurs impressionnistes nous emmenaient en balade, les femmes de Gauguin nous regardaient attentivement mettre tout sens dessus dessous.
Un joyeux bordel que nous apportions aussi dans ce chalet de Haute-Savoie où tu subissais nos caprices tous les étés. Les plans sont nés de ton esprit, les planches ont été posées à la force de tes bras. Un roc d'amour, le Roc'amour. A flanc de montagne, tu prenais soin de ton jardin que nous saccagions années après années. Dans la petite chambre, à côté du studio où tu dormais avec Mamy, tu n'oubliais jamais de brancher la petite lumière rouge qui veillait sur notre sommeil. A l'étage, pour la sieste, nous nous blottissions contre ton grand corps, affalés sur le canapé devant la vieille télé à quatre chaînes et sans télécommande. Des nombreux soirées de nouvel an passées ensemble, délaissés par nos fêtards de parents, il ne me reste qu'un goût de chocolat sur le palais. Et l'impression d'avoir évité quelques crises de foie grâce à ta vigilance. La petite lampe allumée dans l'obscurité de la nuit, aussi, et ta main sur mon épaule. Celle-là même que je serrai fort pour que tu ne glisses pas sur les plaques de verglas en allant à la messe, le soir de Noël. "Ce curé noir me rappelle les gens que j'ai rencontrés quand j'étais en Afrique", m'avais-tu chuchoté une fois, en plein office.

Je ne sais pas ce que tu aimais, la musique que tu écoutais, le parti pour lequel tu votais, le syndicat qui t'a amené à manifester, ta couleur préférée ou même ton signe astrologique. Je serai bien incapable de deviner tes réponses au questionnaire de Proust. Le croquis que je peux esquisser de toi passe forcement par le bleu de tes yeux. De la même couleur que celle de l'équipe de foot de ton cœur. Tu t'es bien gardé de me parler ballon rond, Dieu merci, mais ton regard s'allumait quand nous discutions ovalie. La Coupe du monde, de passage au stade vélodrome, m'a donné bien plus qu'un plaisir de fan de rugby.
Je te revois sur le pallier, chemise propre et bouteille d'eau de Cologne vidée sur ta nuque. Tu tenais déjà mal sur tes cannes mais le trajet en bus et tram ne t'effrayait pas. Ton escorte te protégeait. Impossible de me rappeler le score de ce All Black-Italie. Mais je me revois courir pour t'acheter deux bouteilles d'eau, remettre ta casquette ringarde sur ton crâne déjà rougi et guetter ton sourire dans la olà. Pendant le retour, je m'agrippais à toi fermement, terrifiée qu'un mouvement de foule ne te renverse, prête à castagner pour te frayer un chemin.
En arrivant, le dîner nous attendait sur la table. Tu t'es installé, comme avant chaque repas de famille, une fourchette à la main et une gousse d'ail dans l'autre. Un peu de sel, beaucoup de poivre et ton huile d'olive maison. "Le secret, c'est de bien écraser les morceaux pour qu'ils libèrent leur arôme". La sauce salade, seule plâa que je suis sûre de ne jamais râter, seule leçon de cuisine que j'ai jamais respectée. Tu lâchais des bribes en provençal de temps en temps. Des gros mots pour la plupart, dans mon souvenir. Dialecte inconnu à nos oreilles, mais à la sonorité chantante qui m'émerveillait.

Peu de citations de toi, finalement, dans ce portrait improvisé. Comme si ta voix n'avait jamais été le plus important (mais bien sûr que je t'écoutais !). Ce n'est pas ce que tu disais de la vie qui doit rester, mais la manière dont tu l'as menée. Tous les ans, le 12 juin, c'était la même rengaine. "Tu sais, quand tu es née, j'étais au Mozambique. Je me rappellerai toujours du préposé au télégramme qui courre vers moi. Monsieur Martin, Monsieur Martin, vous avez une petite fille ! Comme j'étais heureux... On a sorti les verres et on a trinqué". Vingt-cinq années après, cette anecdote qui résonne encore dans mes tympans est ce qui va manquer le plus.

2 commentaires:

  1. Très beau texte pour un triste moment. Les mots vont t'être inutiles mais plein de courage et toutes mes condoléances :(

    RépondreSupprimer
  2. Très touchant, ce portrait paternel... J'avais vingt cinq ans à peine quand j'ai perdu le mien qui est de retour dans son pays, la Céleste Patrie...
    Merci pour ce magnifique partage!!!

    RépondreSupprimer