vendredi 22 octobre 2010

Ta société est en carton-pâte


A lire en écoutant "Les loups sont entrés dans Paris", de Serge Regianni

Depuis plusieurs semaines, les pancartes fendent les airs, les draps taggués claquent au vent et les slogans se mêlent à la brise. Les marées humaines montent et descendent les avenues. Talons, baskets, mocassins. Vieux d'abord, presque retraités ensuite, et la jeunesse a suivi. Toute ? Non, une part qui se retrouve une fois de plus entre deux âges (ni trop jeune ni trop installé dans la vie active), entre deux catégories (plus de 25 ans, moins d'un enfant), entre deux privilèges (presqu'un salaire, pas encore un poste), zieutent la rue sans savoir où poser les pieds. Moi y compris.

Je ne manifesterai pas, parce que je ne peux pas. Liberté légale, protection du droit de grève, capacité physique à arpenter le pavé : tout est là et pourtant, je ne me résous pas à poser ma plume pour laisser le poids de ma charge de travail à mon voisin d'openspace. Je ne finirai pas mes vieux jours dans ce bureau mais tant que j'y suis, je ne peux pas faire les choses à moitié.

Je ne manifesterai pas, mais j'ai peur de ne penser qu'au présent en renonçant à un combat qui hypothèque mon futur. Je veux croire que les batailles qui égrainent l'histoire passée sont autant de témoins que le changement n'est pas une chimère. Ne serai-je pas en train de rater un tournant en me focalisant sur mon train-train quotidien ? Ne serai-je pas à côté des enjeux de société dont je devrais subir les conséquences une fois le rendez-vous social fini ?

Je ne manifesterai pas, mais je rêve de ressembler à ces gens qui prennent position et posent sans concession les fruits de leur réflexion en acte. Bien sûr, les caméras, micros et stylo-bic ne saisissent que des bribes de leur engagement, jouant à dénicher la phrase chic quand leurs interlocuteurs cherchent la formulation choc. Mais entre deux chants plus ou moins révolutionnaires, en mouvement, ou entre deux bières, attablés, leurs logiques se délient. Quel que soit le cheminement qu'ils exposent, bancal, béton ou branlant, ils y croient. Droit dans leurs bottes, le regard sûr, ils montent au créneau et osent dire "J'ai choisi ce camp-là et j'irai jusqu'au bout pour être entendu".

Je ne manifesterai pas, mais j'aimerai être animée d'une telle conviction. Le genre de celle qui ne se manifeste pas seulement sur un banc d'église ou au rythme d'un gospel. Le genre de celle qui peint à la sanguine les contours d'une société écorchée. Vivante, palpitante, fragile. Le genre de celle pour laquelle on affronte les regards indifférents, agacés, dédaigneux ou haineux sans sourciller. Le genre de celle qui fait oublier que l'on ne fait que participer à une vague foule ressemblant à une sortie au parc sur bitume. Le genre de celle qui gomment la culpabilité de pourrir la journée des autres. Le genre de celle qui donne l'impression d'avoir posé un grain de sable sur la plage en construction.

Je ne manifesterai pas, parce qu'au fond de mes tripes, à fleur de synapses, je n'y crois pas. La révolution n'aura lieu ni ce soir ni demain, les citoyens éclairés emmenant les masses vers une société meilleure sont une utopie, la rue ne peut pas changer la direction prise par cette société déglinguée dans laquelle je ne trouve pas ma place. Mon mécontentement ou ma satisfaction passe par l'expression de mes traits. Ils ne se traduisent pas par une ligne sur une liste syndicale, une signature sur une pétition ou une carte de parti.

Je ne manifesterai pas, et pourtant j'irai bien hurler sous les fenêtres de deux trois décideurs pour les réveiller. Leur passer les lunettes qui masquent ma vision, les échanger contre le bandeau sombre délicatement posé sur leur nez. Qu'ils voient la peur qui ne me quitte jamais. Celle que mes petits frères s'écroulent un jour sous les coups d'un fasciste venu en découdre avec des colorés. Celle que ma meilleure amie traîne son arthrose sur les podiums des salles de gym jusqu'à 70 ans, sa jeunesse fanée. Celle que mes soeurs se retrouvent sous un pont, avec toutes ces personnes hors cadre, hors case, hors normalité, hors conformité. Celle que mes enfants naissent dans une société où règne la peur de l'autre, le rejet de la différence, le bruit des ventres affamés, le silence des objecteurs de conscience, le culte de la ferraille trébuchante... l'oubli de soi-même.

Je ne manifesterai pas parce que j'ai le cul entre deux opinions, écartant les cuisses en espérant que personne ne profite de ma faiblesse avouée. Incapable de bouger, inapte à me décider, mais loin d'arrêter de me torturer l'esprit.

3 commentaires:

  1. Je suis d'accord sur le fait que des gens qui ont des convictions peuvent et doivent les exprimer.

    Je ne crois pas par contre que la grande majorité de ceux qui manifestent expriment un "raisonnement": ils expriment plus une peur irrationnelle (mais pas déraisonnable) sur leur avenir. Il suffit de demander aux lycéens et étudiants qui défilent quel est le contenu de la loi pour le constater...

    Je dirais aussi qu'il me semble qu'il faut au moins autant de tripes au Gouvernement pour faire passer cette loi qu'il n'en faut aux manifestants pour descendre une avenue en beuglant des slogans.

    Le risque immédiat est plus grand pour les politiques que pour les manifestants... C'est le Gouvernement qui a un comportement révolutionnaire, tandis que les manifestants sont particulièrement conservateurs...

    RépondreSupprimer
  2. Je pense que ceux qui manifestent expriment un raisonnement, même s'il est aussi l'expression d'une peur. Je ne conteste pas que certains lycéens et étudiants ne savent effectivement pas le contenu de la loi. Mais je pense aussi qu'à partir d'un certain moment, le mouvement de contestation est passé d'un refus de la réforme de la retraite à une contestation plus large, comme le développe Pierre Haski ici (http://www.rue89.com/2010/10/19/de-la-lutte-contre-la-reforme-des-retraites-a-la-revolte-des-jeunes-171817).

    Il faut effectivement des tripes au Gouvernement pour ignorer ainsi une vague de contestation, faire la sourde oreille quand une partie de la population lui dit que le contrat de confiance est rompu et qu'elle préfère s'en prendre à l'économie (ce qui la fait bouffer et elle le sait) plutôt que de subir une "solution" inadéquate. Et il faut effectivement des tripes au Gouvernement pour être crédible après que Nicolas Sarkozy ait dit (certes, en off) "je veux cliver, vous n'avez encore rien vu". Et bizarrement, ce off me semble vraiment correspondre à la politique actuelle du petit Monsieur et son Gouvernement.

    Alors non, les politiques ne sont pas révolutionnaires. Ils appliquent des solutions plus que conservatrices et n'ont aucune audace, ne remettent absolument pas en cause leur vision archaïque et ne sortent pas d'une logique qui n'a pas fait ses preuves. Quant au risque immédiat, les grévistes perdent immédiatement une partie de leurs revenus pour pouvoir s'exprimer. Les politiques gagnent, comme le prévoit le petit Monsieur, du capital sympathie : ils en ont, ils sont forts et déterminés, ils ne s'arrêtent pas en chemin.

    Qu'importe pour ces politiques, au final, si ce chemin est une impasse, qu'il mène à une société dont ces gens (et moi) ne veulent pas, qu'il soit encore plus terrifiant que la menace économique.

    RépondreSupprimer
  3. Encore faudrait-il proposer d'autres solutions crédibles mademoiselle !

    RépondreSupprimer