dimanche 9 mai 2010

Peindre tes derniers souffles

Le portail est blanc. Moderne. Avant, il était rouge. Marron tendance rouillé dans son souvenir. Avec des notes de musique sur une portée en fer forgé. Kitsch. Rassurant. Elle s'arrête au milieu de la grande terrasse, qui paraît aujourd'hui moins large que dans sa mémoire. Dans le coin ombragé, les lianes fines s'accrochent aux barres de fer, comme des serpents entortillés au dessus de sa tête. Elle n'a jamais retenu le nom de cette plante.
Elle jette un œil vers la porte du garage et son estomac fait un petit sursaut. A côté de la voiture, derrière la porte, Elle devine le congélateur format familial regorgeant de trésors sucrés dont Elle se gavait sans restriction du haut de ses trois pommes et de ses quelques kilos déjà en trop. Elle tourne la tête, dévale les trois marches qui mènent au jardin, croise le palmier qui est maintenant plus grand qu'Elle, ignore l'abricotier et les escargots à ses pieds pour contourner la maison. Le bois grince quand Elle pousse la petite planche repeinte maintes fois qui donne sur l'atelier.
Des vis, trois balles de ping-pong, des bouteilles de vin, quelques pinceaux, des feuilles, une étagère pleine de pots de confitures, onze marteaux, un sécateur, des chaussures en plastiques... un joyeux bordel qui s'est déversé au fils des ans sans tarir. L'odeur de peinture, mélangée à l'huile, lui caresse les narines. Elle hésite à pénétrer dans l'antre, comme si Elle n'était pas sûre d'être encore invitée maintenant que le propriétaire n'y descend plus.
Les couleurs qui s'étalent sur les toiles accrochées aux murs lui sautent aux yeux. Un coup de pattes inspiré par les impressionnistes. Les carreaux opaques obstrués par des années de poussières donnent une lumière tamisée à la pièce. Elle effleure la vieille photo en noir et blanc d'une jeune fille aux cheveux relevés et au regard pensif. Cliché old school. A la pointe de la technologie à l'époque. Deux fauteuils de velours vert, au ton vase d'étang, regardent le petit bureau pour enfant. Deux imposants fauteuils. Un drame perpétuel à chaque vacance des trois petites-filles.

Le chevalet n'a pas bougé. Elle commence à voir flou, passe son bras sur ses yeux mouillés. Des tâches de maquillage macule sa manche, comme les traces de peinture sur ses vêtements à lui dans le temps. Il n'a pas lavé son pinceau préféré, des paquets de peintures jaune, carmin, indigo attendent le retour de l'artiste. Des crayons de couleurs sont tombés sur le petit tapis effilé.

Elle installe son ordinateur en face d'un buste de terre cuite. Son autoportrait à lui. Quand il avait des cheveux. Quand il pouvait lever les bras. Quand il faisait naître de ses mains des oeuvres d'art. Et Elle tape frénétiquement les mots. Les uns après les autres. Suspendue au rythme des bips d'une machine, pas si loin, dans une chambre aux murs blancs et à l'ambiance froide. Et à la cadence de sa respiration à lui. Toujours là. Qui s'espace.

jeudi 6 mai 2010

Bouts de ma coquille émaillée sur le sol

Emotive je suis, je le sais. Pudiquement, je dis "sensible". Je ne vais quand même pas jusqu'à pleurer sur l'actualité : pour toutes les emmerdes que le monde m'envoie à la figure, j'ai toujours vu une étincelle naître ailleurs, ou après. Optimiste je suis, je le sais. Et je crois sincèrement qu'on peut seulement aller vers une amélioration. Etant donné le travail monstrueux qu'il reste pour faire de cette Terre un "paradis". Naïve je suis, je le sais. Les nouvelles de ce monde sont pourtant exaltantes. Tant de choses se passent à chaque minute que l'actualité en intraveineuse est une drogue-dure douce à mon existence. Emportée je suis, je le sais. Mais certains coups de poing du monde font saigner. A hurler à la gueule de ce monde. Comme en lisant un certain article il y a quelques temps sur des "infiltrés" dans les confessionnaux de Lyon, qui m'a encore placé devant cette schizophrénie que je ne maîtrise pas encore, scribouillarde dans mes tripes et croyante dans mon cœur. Cette dichotomie que je veux maintenir car elle est mon salut : l'un et l'autre sont liés mais n'ont pas de rapport de causalité entre eux ; l'un et l'autre se nourrissent ensemble de mes rencontres ; l'un est mon métier, l'autre mon intimité.

Pétrifiée j'étais donc, en imaginant un journaliste devant un prêtre qui croyait avoir affaire à un fidèle, dans le secret du confessionnal. Jusqu'où peut-on aller ? Journaliste je suis, et fière de l'être. Mon métier est de décrypter les événements, de révéler le dessous des cartes et les sous-titres des citations. Mettre l'information à nue ne suffit pas, si le lecteur ne saisit pas comment les vêtements ont été enlevés. Horrifiée je suis, dans ma raison. Parce qu'entrer dans un confessionnal comme on entre dans un café dénote, à mes yeux, un irrespect envers son interlocuteur. Une broutille pour certains, sauf que sans cette marque de respect, tous les prochains ont raison d'être méfiant. Un détail sur lequel repose entièrement la profession que j'exerce.


Humiliée je suis, dans mon cœur. Car je crois profondément en Dieu. Je suis catholique, même si je ne suis pas la plus assidue à pratiquer les sacrements. De toute ma vie, je ne me suis confessée qu'une seule fois. Parce qu'on ne va pas à confesse comme on va faire ses courses. Le sacrement de réconciliation m'oblige à me remettre en question. Pas vis-à-vis de Dieu tout seul, mais envers les gens que je croise. Ceux pour qui j'ai de la haine quand je devrais laisser couler, ceux que j'ai emmerdé quand j'aurai dû ignorer, ceux que j'ai blessé quand j'aurai dû chercher à comprendre.


Blessée je suis, tout connement. Ce sacrement représente quelque chose pour moi. Tu n'y crois pas, je m'en fous et je n'ai pas l'intention de te faire changer d'avis. Tu ne comprends pas, je m'en tape et je ne te l'expliquerai que si tu me poses des questions. Je ne viendrai pas te chercher pour te vendre la soupe qui me rassasie. Tu n'aimes pas mon pape, c'est ton problème. Je n'aime pas le café et je n'entends pas renverser ta tasse sous tes yeux pour te le faire comprendre. Tu n'aimes pas les prêtres, arrange toi avec eux.

Une je suis, sur environ 6,8 milliards de personnes dans le monde. Insignifiante. Mais je mérite un minimum de respect. Je mérite que tu te rappelles ces valeurs que tu veux dénoncer, ces principes humains que tu hurles au dessus de tout et que tu bafoues sans sourciller. Pour une information... qui s'obtient simplement, en mettant en confiance l'interlocuteur pour qu'ils se livrent. Parce que ça, c'est mon métier.

Ecris en écoutant Zaz, "je veux".

dimanche 11 avril 2010

Mange moi

Prélude :
"Assis, une lettre à la main, (...)
J'profite de l'instant la où
Les chemins viennent s'perdre.
Serein d'vant cette lettre dont j'sais
Rien, c'est peut-être tout et n'importe quoi
Mais n'rien savoir laisse
Une touche d'espoir rare à notre endroit. (...)
Cette lettre, une part d'rêve dans ce pâle réel."

Sur les marches qui mènent à une imposante église, là où Elle a rendez-vous, Elle regarde l'enveloppe marron claire cachée dans un petit sac. Un peu plus grande que Sa main, Elle la soupèse. Un livre ? Un petit alors. Minutieusement Elle l'ouvre. L'inscription de l'expéditeur et la mention pour la douane indiquant "cacao" lui avait mis la puce à l'oreille : une tablette de chocolat entourée de deux feuilles de papiers. Elle les met à plat devant Elle. Et son rire résonne sur le parvis. Trempées dans une encre bleue, des pattes de mouches se succèdent à intervalles réguliers. Illisibles, les hiéroglyphes s'enchaînent sans queue ni tête.
Sa première pensée : cet écrivain doit avoir une superbe écriture en arabe... Mais c'est bien du français qui s'étale sous ses yeux amusés. Elle commence déjà à saisir un verbe ici, un adjectif là. Premier carreau entamé. Elle lit, relit, tourne les syllabes dans tous les sens pour les mettre bout à bout. Le deuxième carreau fond dans la bouche. Il Lui semble voir éclore les mots comme une fleur dont les pétales, recroquevillés sur eux-même, s'ouvrent à force d'être scrutés par le soleil. Elle passe de la fin au début, revient au milieu pour identifier les signes qui se ressemblent. Troisième morceaux gobé. Elle note les redondances dans les lignes, les courbes, identifie des habitudes de gaucher. Des "n" qui se noyent dans les "m", les jambes des "j" se confondant avec celles des "p". Quatrième morceaux disparu.
Comme un parchemin secret, les phrases se construisent, certaines plus rapidement que d'autres. La lecture de cette missive devient alors un jeu de piste, une course aux trésors. Avec des pauses gourmandes, pour reprendre des forces. Une phrase qu'Elle aura saisi au premier passage se brouille au second et tout le travail est à refaire. Au bout de deux heures, les trois quart de la tablette se sont envolés. Les mystères de la lettre sont presque tous déchiffrés. Tous ? Non, quelques irréductibles refusent de se laisser aller. Rien n'y fait. Qu'importe, un bout du délice noir et Elle se replonge dans les méandres de l'écriture de son écrivain d'un jour.

A lire en écoutant Comme un aimant

vendredi 2 avril 2010

Des phrases en l'air ?

La petite flamme flanche. Mince, elle va s'éteindre. Non, ça va, elle résiste. Malgré les touristes qui passent en flot continu juste à côté. Elle pose un lumignon et Yolande l'imite. Yolande dans une église, rien que cela, c'est un gag. Il faut vraiment que leur amitié soit forte pour que Yolande aie franchi les grandes portes en bois gravées de centaines de petits saints figés avec Elle. Devant le porte-bougie noir, Yolande regarde à droite, à gauche et propose une prière. Elle ne s'y attendait pas. Un sourire passe sur Ses lèvres. Qui étes-vous et qu'avez-vous fait de mon amie athée et indifférente à ma foi, pense-t-Elle.

Mais Elle saisit la main tendue. "Notre Père, qui étes aux cieux..." Les mots s'enchaînent, à l'unisson, entre les deux jeunes filles qui se connaissent depuis l'enfance. Surtout, ne perdre aucune miette de cet instant, les pauses dans leurs voix, le bruit de fond, le soleil dans les yeux. Surtout, graver dans Sa chair les milliards de détails du moment, les intonations de Yolande, le balancement de Son corps en rythme, le fou-rire réprimé à la fin. Surtout, retenir les mouvements de la fumée qui envahissent l'atmosphère. Chaque syllabe s'enfoncent dans Son esprit. A Ses yeux, prier n'a jamais été lancer des phrases en l'air. Dans Son esprit, prier n'a jamais été s'en remettre à ce mec là-haut. C'est un dialogue, qui a pris tout son sens ce jour-là.

vendredi 19 mars 2010

"Mon air de gueuse, de poisseuse"

D'abord le cycliste, pour éviter d'avoir les fesses à l'air dans les regroupements. Ensuite la brassière, pour ne pas voir un bout de téton pointé au premier contact. Un T-shirt doux pour être à l'aise. A mi-parcours de sa transformation, Elle sent déjà les muscles de ses épaules qui frémissent. Puis, un petit short et un maillon à grosse maille. Elle s'installe dans ses vêtements, bougeant un peu pour qu'ils épousent son corps. Sur les chaussettes montantes, des crampons qui claquent au sol dans les vestiaires. La touche finale : le protège-dent dans la poche intérieure. Elle fait craquer ses cervicales, imaginant avec impatience l'effort qu'Elle va leur demander.

A chaque fois, Elle se sent comme un soldat qui va affronter son pire adversaire : Elle-même. En foulant la pelouse, la brise lui donne la chair de poule. Sa mâchoire se crispe, son sourire ne veut pourtant pas partir. Le monde pourrait s'écrouler, tant que sa mêlée tient, peu importe. La terre pourrait cesser de tourner, tant que sa course ne dévie pas, Elle s'en fout. La société pourrait perdre pied, tant qu'Elle reste sur les siens, ça ne la touche pas.

Cachée derrière son uniforme, rien ne l'arrête : ni les coudes qui lui labourent le bide, ni les griffes qui lui arrachent la peau, ni les genoux qui raclent ses tibias. Elle puise, dans ces quelques bouts de tissus, la force de ne pas faire marcher arrière avant de s'élancer, le courage de ne pas freiner devant une collègue de jeu.

Au coup de sifflet, en fin de soirée, Elle crache le bout de plastique qui recouvrait sa dentition parfaitement alignée. Ses lèvres s'étirent plus vite que ses muscles. Le calme l'envahit et Elle voudrait rester allongée sur le terrain de longues heures, à savourer.

Dans le métro qui la ramène chez Elle, Elle pense, en regardant son voisin : "Tu te crois beau dans ton costume trois pièces, l'œil fier et la moue dédaigneuse devant mon air de gueuse, toute poisseuse. Si tu savais ce que tu rates, coincé dans tes quatre épingles. Je suis allée jusqu'au bout de mes ressources physiques, j'ai affronté la douleur et j'en suis sortie victorieuse. Une fois de plus. Debout. Une foi en plus."

lundi 15 mars 2010

Un vol de mouette

En fait, Elle n'a jamais réellement fait le carême. Mis à part quand elle était enfant. Elle s'emmitouflait dans son petit blouson de ski, seul à même à la protéger du temps montagnard de mars. Elle marchait quelques pas dans la neige en sortant de la voiture, passait devant la statue de Don Bosco. Elle poussait la lourde porte en bois de la chapelle pour retrouver ses amies de l'école. Devant un bol de riz et une pomme, Elle coloriait son cahier rempli d'un Jésus au large sourire et qui lançait des colombes toutes les deux pages. Puis Elle a grandi et le rituel a pris du plomb dans l'aile.

Cette année, pas de bol ni de pomme. Mais des mouettes et des sourires. Celui de son grand-père. Une bouteille d'oxygène à sa suite, il parcourt les pièces de la bibliothèque dont les murs exhibent les premières toiles de sa petite-fille. Celle-ci le tient par la main pour lui expliquer toutes les techniques qu'elle et ses collègues ont utilisées pour peindre. Le vieil artiste déambule le nez en l'air, empli de fierté, suivi de près par la troupe familiale. Ils sont une dizaine à avoir envahi le petit centre culturel. Sa grand-mère esquisse un rictus devant une toile représentant une femme nue, le vagin détaillé bien en vue : "Je ne verrai pas cela dans mon salon..."

A table, les assiettes se remplissent de "pieds-paquets", un plat du coin. Odeur intenable, papilles agressées... Fou rire devant la mine des petites-filles qui fixent la casserole, un brin effrayées. Elle regrette presque son bol de riz. La machine à laver lancée, les cafés posés sur les dalles ocre de la terrasse laissent s'échapper une fumée discrète. On raconte sa vie, on confie des secrets, on partage trois soucis. Même le vent qui vient de la mer ne refroidit pas la chaleur des échanges. Sous le regard curieux des oiseaux dans les pins, une famille bien ordinaire profite d'une paix retrouvée.

Le soir, sur une musique aussi entraînante que ringarde, Elle se trémousse avec ses soeurs entre la table basse en bois et le canapé jaune. Sa mère esquisse un pas de danse. Les trois filles se regardent et dans la nuit, explosent de rire : un vol de mouette se fait entendre.

Photos : Tableaux de NLB. Tous droits réservés.

samedi 20 février 2010

Elle l'a tué

Qu'il fait froid dans cette chambre. Fenêtres grandes ouvertes, énième cigarette au bec. Elle tortille la poche retournée de son jogging informe, assise sur le rebord du lit défait. Il s'est assis en face d'elle, sur le fauteuil en plastique rose assorti au mobilier tendance de la pièce. Il regarde le sol jonché de journaux, magazines, vêtements et autres bordels perpétuels.

Elle savait qu'Elle Lui devait la plus grande clarté. Elle savait aussi l'effet que ces quelques mots allaient avoir sur Lui. Elle savait qu'Il n'était pas prêt à les entendre. Elle savait qu'Elle aurait du mal à les faire sortir. Les courants d'air passent sur leurs joues rougies. Elle ouvre la bouche, la referme, avale sa salive, lève les yeux au plafond, jette un regard vers lui, détourne la tête, reprend sa respiration, ouvre à nouveau la bouche... Le silence est insupportable. Les mots ne sont pas mieux. La phrase sort enfin.

Devant Elle, Il reste immobile. Son visage se fige, se crispe, tremble, grimace, se déchire, se noie. Il l'enfouit dans ses mains. Dans une dernière tentative, Il la dévisage, cherchant une alternative au couperet qui vient de tomber. Elle veut hurler, Elle veut changer les faits, Elle veut revenir en arrière, Elle veut ressentir à nouveau, Elle veut le consoler, Elle veut le rassurer, Elle veut l'accompagner, Elle veut le voir partir, Elle veut... Elle s'en veut. Elle l'a tué. Quelques mots ont suffi.